L’antibiorésistance : Problème moderne, remède ancien

Auteur(es): PAR ANTOINE HAMLET, HILARY NOUTCHA, NICOLAS BASTIEN POIRLIER ET SAMAH SMATTI

C’est lors d’une tranquille escapade au pays des pyramides que les tribulations ont débuté pour un couple de voyageurs américains. Thomas Patterson, professeur de psychiatrie à l’université de Californie à San Diego, accompagné de sa conjointe Steffanie Strathdee, professeure de médecine du même établissement scolaire, contracta l’infâme Acinetobacter baumannii en novembre 2015. Malgré son nom étrange, il ne s’agit pas de la mythique malédiction du pharaon. En fait, il s’agit d’un être microscopique, une bactérie, récemment débarquée sur les rives du Nil. Il serait même possible de dire qu’elle est le fruit de la médecine moderne, car il s’agit d’une souche multirésistante opportuniste qui réserve d’ailleurs bien des surprises à nos voyageurs.

Mais résistante à quoi? Explorons ensemble ce qui rend la condition de Tom si délicate.

LA GUÉRISON « MIRACULEUSE» DE THOMAS PATTERSON

Il s’agit ici d’une bactérie qui résiste aux antibiotiques. Or, les antibiotiques sont une composante essentielle de la médecin moderne, notamment pour le bon rétablissement postopératoire ou pour le traitement de patients au système immunitaire affaibli. Comme il est bien commun en science, leur développement a été le cumul d’une série de découvertes associée à un soupçon de chance. Leurs propriétés antibactériennes ont été utilisées intuitivement par les communautés humaines depuis des lustres. Mais ce n’est que récemment, avec les travaux de Charles Darwin, père barbu de la théorie de l’évolution, que les bases du principe d’antibiose ont été mises en lumière. Ce mécanisme repose sur la compétition entre les microorganismes. Dans ce contexte, ces microorganismes vont parfois sécréter des substances inhibant la croissance des autres. Les mycètes en sont un bon exemple avec, entre autres, l’espèce de champignon Penicillium chrysogenum, découverte par Alexander Fleming en 1928, qui sécrète un antibiotique bien connu, la pénicilline.

ACINETOBACTER BAUMANII
JANICE CARR /PUBLIC HEALT IMAGE LIBRARY

En dépit de cette heureuse découverte, ce ne fut pas immédiatement la révolution thérapeutique. Au départ, Fleming ne se doutait pas encore de la portée que prendrait éventuellement sa découverte, car il menait en fait des expériences sur des bactéries, et ce n’est qu’à titre de contamination de ses boîtes de Petri que P. chrysogenum fit son entrée, probablement à cause d’un environnement de travail mal contrôlé. Malgré plus de recherches sur les propriétés bactéricides de ce champignon, il manquait un ingrédient crucial au cocktail de Fleming, soit la pureté. En effet, les techniques de l’époque permettaient difficilement de purifier des substances aussi instables que la pénicilline. Ce n’est qu’après l’effort combiné d’un groupe de chercheurs de l’université d’Oxford, dirigé par le docteur Harold Raistrick, que la pénicilline fit son entrée sur les étals, et cela en plein cœur de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle elle a contribué à sauver de nombreuses vies. C’était un grand pas pour la médecine.

Dans le cas de Thomas Patterson, lorsqu’il retourne en Californie et qu’il est hospitalisé pour son infection par A. baumannii, c’est justement avec un traitement par antibiotiques que son médecin tente d’abord de le guérir. Par contre, ces traitements s’avèrent inefficaces et l’état de Thomas se détériore rapidement, au grand désarroi de sa famille et lui-même. Son médecin utilise l’un après l’autre tous les antibiotiques à sa disposition, mais sans effet: la souche bactérienne en question a une parade à toutes les attaques et Thomas sombre dans un long coma. Comment notre médecine ne peut-elle pas venir à bout d’un si petit être? Pourquoi cette bactérie résiste-t-elle à tous les traitements conventionnels?

En effet, l’efficacité révolutionnaire des antibiotiques possède tout de même des limites. Par exemple, la pénicilline, de par son mode d’action, ne s’attaque qu’à l’enveloppe cellulaire de certaines bactéries. Par contre, il existe d’autres types d’antibiotiques affectant d’autres processus vitaux de ces petits êtres, et beaucoup de recherches sont effectuées, notamment dans les sols, pour trouver de nouveaux organismes avec un potentiel d’antibiose.

PROCESSUS VITAUX DES BACTÉRIES CIBLÉS PAR LES ANTIBIOTIQUES

En parallèle, les bactéries, telle la souche résistante A. baumannii, n’ont pas dit leur dernier mot, car elles possèdent des mécanismes d’adaptation très efficaces qui réussissent à neutraliser l’effet de certains antibiotiques à force d’y être exposées. C’est ce qui, dans le cas de Tom, va provoquer d’importantes complications pour son traitement. Ajoutons qu’en plus de résister, ces organismes peuvent aussi transmettre et accumuler ces mécanismes adaptatifs. Pour qu’un traitement antibiotique soit efficace, il faudrait qu’il parvienne à exterminer la totalité des bactéries pathogènes qu’il vise. Or, si une seule d’entre elles détient la mutation lui permettant de résister au traitement, il suffirait de quelques jours, voire quelques heures seulement, pour que des générations entières de milliers d’individus résistants voient le jour.

En effet, ces êtres sont capables de se cloner, ce qui permet de transmettre efficacement les résistances acquises d’une bactérie à sa prolifique descendance. Mais là où les bactéries révèlent leur véritable pouvoir d’adaptation est dans leur capacité à transmettre des résistances à leurs consœurs sous forme de plasmides, de petits segments d’ADN en forme d’anneau dans lequel peut se trouver le gène de résistance. Bien que ces sections d’ADN ne contiennent pas systématiquement de gène bénéfique pour la bactérie, elles peuvent s’accumuler dans un individu: c’est de cette manière que l’on voit apparaître le phénomène de multirésistance. Les bactéries multirésistantes, ou superbactéries, possèdent ainsi plusieurs de ces mécanismes les rendant capables de neutraliser une grande variété de traitements par antibiotiques.

Ironiquement, c’est que d’une certaine façon, et au grand désespoir de Patterson et de son épouse, nous sommes indirectement responsables du développement de ces souches résistantes en raison de nos pratiques liées à l’utilisation des antibiotiques.

MÉCANISMES DE RÉSISTANCE AUX ANTIBIOTIQUES

Premièrement, il faut comprendre que cette résistance est principalement due à la surconsommation et à l’utilisation inappropriée des antibiotiques dans la prévention ou dans le traitement des infections. De plus, ce genre d’utilisation fait que l’Égypte, comme le reste de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient ainsi que plusieurs autres régions du monde, est particulièrement susceptible de voir émerger en leur sein des superbactéries. Des rapports de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) ont indiqué que les pays en voie de développement sont plus vulnérables à cause de la surutilisation d’antibiotiques. Dans ces régions, les praticiens de la santé ne font pas de tests préliminaires pour identifier le type d’infection.

En effet, dans le cas où elle est d’origine bactérienne, il est rarement question de la souche spécifique à l’origine de la maladie, augmentant ainsi les chances que le traitement prescrit s’avère inefficace ou favorise le développement d’une résistance. Aussi, les malades vont souvent acheter des antibiotiques disponibles en vente libre sans consulter un médecin, ce qui revient à une forme d’automédication. En outre, de nombreux patients ignorent la nécessité de suivre et de respecter la posologie du traitement prescrit par le médecin. De plus, les antibiorésistances favorisées par l’urbanisation rapide des pays en voie de développement se propagent facilement. Ajoutons que dans ces pays, les conditions d’hygiène sont souvent déplorables, surtout à cause du manque d’infrastructures sanitaires.

MARTIN CHOINIÈRE DMV

Deuxièmement, la demande accrue en protéines animales par la population mondiale va encourager diverses pratiques chez les éleveurs afin d’accentuer la croissance rapide de leurs troupeaux. Ceci favorise l’utilisation systématique d’antibiotiques à titre préventif, mais aussi comme promoteurs de croissance dans de nombreux élevages à travers le monde. De plus, ces pratiques entraînent une augmentation de la présence de microorganismes résistants, telles certaines souches de Salmonella, qui peuvent être transmises de l’animal à l’humain, ou de l’environnement à l’humain, par exemple en se baignant dans des eaux contaminées.

Heureusement, différentes mesures sont mises en place pour limiter les risques chez certains producteurs. Par exemple, comme nous l’a expliqué lors d’une entrevue Martin Choinière, docteur en médecine vétérinaire, la situation est bien différente au Québec. Ici, l’utilisation d’antibiotiques est loin d’être systématique: elle est un traitement de dernier recours et nécessite la prescription d’un vétérinaire. M. Choinière insiste aussi sur le fait que dans notre province, il est maintenant extrêmement rare qu’une bactérie résistante aux antibiotiques retrouvée chez l’humain ait pour origine la production animale. Ce serait aussi dû en partie à la limitation de l’utilisation de certaines familles d’antibiotiques, réservées uniquement aux humains, les préservant ainsi du risque d’une perte d’efficacité causée par des résistances développées dans des hôtes d’origine animale.

Prolifération des bactéries résistantes suite à un traitement aux antibiotiques

Malgré tout, la tendance globale est en voie de faire de l’antibiorésistance l’une des principales causes de mortalité dans le monde.

Selon une étude publiée par Eili Klein et son équipe dans le PNAS, journal de l’Académie nationale des sciences, la consommation mondiale d’antibiotiques dans 76 pays a augmenté de 21,1 milliards de doses quotidiennes moyennes en 2000 à 34,8 milliards en 2015, soit une augmentation de 65 %. En 2015, la Turquie, la Tunisie, l’Algérie et la Roumanie faisaient ainsi partie des six pays au taux de consommation d’antibiotiques les plus élevés. Aussi, une étude du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies a estimé que le nombre mondial de décès dus à la résistance aux antibiotiques en 2019 était proche de 1,3 million par an. C’est dans ce contexte que, le 30 avril 2014, l’OMS lance l’alerte en publiant son premier rapport mondial confirmant la gravité de la menace liée à l’antibiorésistance. En 2017, elle renchérit avec une liste qui énumère les bactéries qui ont désespérément besoin de nouveaux antibiotiques.

Estimation du nombre de décès annuels causé par la résistance aux antibiotiques en 2050.

Des prévisions alarmistes telles que le rapport britannique O’Neill publié en mai 2016 projettent que la consommation globale d’antibiotiques en 2030 sera jusqu’à 200 % supérieure aux 42 milliards de doses quotidiennes répertoriées en 2015. Selon la docteure Thérésa Tam, administratrice en chef de l’Agence de la santé publique du Canada, la résistance aux antibiotiques pourrait causer jusqu’à 10 millions de décès par an à l’échelle planétaire d’ici.
C’est plus que le nombre de décès dus au cancer dans le monde à l’heure actuelle.

THE REVIEW ON ANTIMICROBIAL RESISTANCE

Inquiétant, n’est-ce pas? Attendez de voir ce que l’avenir réserve à notre cher Tom Patterson!

Après plus d’un mois dans le coma, Thomas Patterson s’agrippe désespérément à la vie. Il continue son combat acharné contre Acinetobacter baumannii, un ennemi qui s’est révélé redoutable et sournois. Malheureusement, son état s’est encore aggravé. Les uns après les autres, ses organes cessent de fonctionner et doivent être remplacés par des supports médicaux. De jour en jour, l’espoir d’une fin heureuse pour Tom et sa famille s’essouffle alors que la vie semble quitter son corps. C’est après quatre longs mois de cette lutte acharnée que son médecin, ayant épuisé tout son arsenal d’antibiotiques, décide en mars 2016 d’expérimenter avec une solution inusitée proposée par Steffanie, la conjointe de Tom. Ensemble, ils vont tenter l’impossible: injecter des virus bactériophages directement dans le sang du patient. La tension est à son comble.

Cette approche peut sembler douteuse. Après tout, comment injecter un virus dans un patient souffrant d’une infection pourrait-il avoir une quelconque chance de l’aider? Et qu’est-ce qu’un bactériophage?

LES BACTÉRIOPHAGES ET LA PHAGOTHÉRAPIE

Voyez-vous, les bactériophages, comme tous les autresvirus, sont des parasites intracellulaires obligatoires. En d’autres termes, les phages ne peuvent pas se répliquer par eux-mêmes. Ils doivent pénétrer dans une cellule hôte et s’approprier sa machinerie intracellulaire pour synthétiser de nouveaux virions, soit des particules virales. Il existe deux types de phages: les phages lysogéniques et les lytiques. Ce sont les phages lytiques qui nous intéressent ici, car ils sont nettement plus virulents et vont provoquer la lyse de la cellule bactérienne infectée, c’est-à-dire la faire éclater. Les bactériophages deviennent ainsi de véritables machines à tuer des bactéries, qui vont se reproduire tant qu’il reste des hôtes disponibles.

De plus, les bactériophages ont plusieurs avantages d’un point de vue thérapeutique comparativement aux antibiotiques, ce qui est parfait dans le cas de notre ami Tom. Voyez-vous, les phages sont spécifiques à des espèces bactériennes. Cette spécificité fait en sorte que les phages ne constituent aucun risque pour les cellules de l’organisme infecté par la bactérie.

Par rapport à cela, il est même possible de les modifier en laboratoire pour étendre leur spectre d’action à plusieurs bactéries. Les phages se distinguent aussi des antibiotiques classiques par leurs moyens diversifiés pour pénétrer et tuer les bactéries. Cette diversité de tactiques limite significativement le risque que leurs hôtes développent une résistance.

D’ailleurs, nous nous sommes entretenues avec le Dr Grégory Resch, directeur du laboratoire d’étude sur les bactériophages du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) et grand spécialiste du sujet. Selon lui, en plus de contourner les multiples résistances aux antibiotiques de certaines bactéries, les phages peuvent être une bouée de sauvetage pour les personnes allergiques aux antibiotiques.

FÉLIX D’HÉRELLE

Né en 1873 en France sous le nom de Hubert Augustin Félix Haerens, il quitte le pays et prend le nom Félix d’Hérelle pour fuir le service militaire. Il s’installe à Montréal et monte son premier laboratoire à même son appartement pour commencer ses propres recherches sur les criquets. C’est le début d’une longue épopée qui l’amènera à faire la première publication officielle en 1917 sur les bactériophages « Sur un microbe invisible antagoniste des bacilles dysentériques ». Tout de suite, il met en application le potentiel thérapeutique de la phagothérapie enAfrique du Nord, en Inde et à bien d’autres endroits. Ses travaux s’avèrent cruciaux, notamment dans la lutte contre le choléra. Il participe à la fondation de nombreux laboratoires dédiés aux bactériophages, comme à Paris, à Kiev et à Tbilissi. Autre fait intéressant: il a été mis en nomination à 30 reprises pour le prix Nobel, mais ne l’a pourtant jamais gagné.

Il est aussi enthousiaste quant à la possibilité de faire des traitements hybrides utilisant à la fois des antibiotiques classiques et des bactériophages, car il est très
compliqué, voire impossible, pour une bactérie de développer une résistance à l’utilisation simultanée de ces deux types de traitement. En revanche, le Dr Resch se garde une réserve quant à la possibilité de n’utiliser qu’exclusivement les phages pour contourner le problème de la multirésistance. Ce serait parce que, jusqu’à ce jour, nous ne possédons pas un bactériophage pour chacune des souches de bactéries pathogènes. L’exemple le plus frappant est certainement l’absence de phage spécifique à la bactérie C. difficile. Notre correspondant conclut tout de même en nous confirmant qu’il existe des traitements antibiotiques à base de lysines de bactériophage purifiées (enzymes dégradant la paroi des bactéries) en phase d’essai clinique aux États-Unis d’Amérique, une autre avenue inusitée!

« Les lysines de bactériophages peuvent être purifiées et servir d’antibiotiques. Les essais cliniques sont actuellement en cours et d’ailleurs aux USA, la compagnie ContraFect en est déjà à la phase 3. »
– Dr. Gregory Resch (PhD)

MÉCANISME DE REPRODUCTION DES PHAGES LYTIQUES

BACTÉRIOPHAGES OU ANTIBIOTIQUES:
UN PEU D’HISTOIRE

Malgré sa popularité au début du 20e siècle, l’intérêt pour cette thérapie inusitée chuta drastiquement en occident avec l’arrivée d’une nouvelle étoile montante que l’on connaît bien à présent : la pénicilline. Plus faciles à produire en grande quantité et efficaces contre une plus grande variété de bactéries que les phages, les antibiotiques ont rapidement gagné les marchés de l’Occident à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. Cela dit, divers pays d’Europe de l’Est ont continué à l’utiliser. Ce n’est qu’avec l’émergence des bactéries résistantes aux antibiotiques et le cas de Tom que la phagothérapie est revenue dans la ligne de mire des chercheurs occidentaux. Toutefois, les grandes compagnies pharmaceutiques hésitent encore à investir dans ce domaine et le cadre régulateur de leur utilisation n’est pas encore bien défini.

En tout cas, nous en connaissons qui seront ravis de lire ça. En effet, dans le cas de Tom, et au grand soulagement de tous et toutes, la phagothérapie a les résultats escomptés et il se réveille de son long coma. Un miracle, comme certains diront. Il finit même par n’avoir aucune séquelle importante de sa mésaventure, après bien évidemment plusieurs traitements de réhabilitation à cause des mois d’alitement. Une fois la poussière retombée, ce dénouement n’a pas que ravi Patterson et sa femme: il a aussi ouvert une nouvelle voie pour une panoplie de chercheurs et cliniciens qui cherchaient désespérément des approches innovantes et solides au grave problème que représentent les superbactéries. Cela dit, beaucoup de chemin reste encore à faire pour oublier cette menace hors du commun, mais le jour viendra où les historiens évoqueront l’épopée de Tom Patterson comme le début d’une nouvelle grande révolution médicale.