Lacs empoisonnés, à qui la faute ?

Auteur(es): PAR RAPHAËL BOUCHARD PICHÉ, LUCINE GONNET, JEAN-MICHEL LALIBERTÉ ET MALEAUME VOIRNESSON

Il y a quelques milliards d’années, l’atmosphère de la planète était presque entièrement dépourvue d’oxygène. C’est un organisme microscopique appelé cyanobactérie, capable de relâcher de l’oxygène dans l’air, qui a permis l’oxygénation de l’atmosphère et par conséquent la vie sur terre. Cependant, bien que nous leurs soyons redevables, les cyanobactéries sont maintenant la source de plusieurs problèmes. En effet, la prolifération des cyanobactéries, accélérée par les conséquences de l’activité humaine, inquiète les scientifiques et la santé publique depuis plusieurs années. Les répercussions de ce phénomène sont nombreuses, comme l’altération de la santé des plans d’eau douce, l’augmentation de la production de toxines constituant un risque sanitaire pour les humains aussi bien que pour les animaux, en plus d’une potentielle contamination des eaux potables.

QU’EST-CE QU’UNE CYANOBACTÉRIE ?

Les cyanobactéries, couramment appelées algues bleu-vert, sont des bactéries qui contiennent de la chlorophylle, un pigment vert, et sont une des rares bactéries capables de faire de la photosynthèse, processus par lequel l’énergie lumineuse est transformée en énergie chimique utilisable par celles-ci. Elles font donc partie des phytoplanctons, organismes végétaux microscopiques et photosynthétiques, situés à la base de la chaîne alimentaire des milieux aquatiques. En raison de leurs capacités d’adaptation, les cyanobactéries sont capables de coloniser un grand nombre de milieux terrestres et aquatiques. Certaines espèces sont extrêmement résistantes, puisqu’elles peuvent supporter des températures extrêmes, des pH faibles ou des endroits à luminosité variable.

SILVIAPVADI

1 – SONT ÉGALEMENT DES BACTÉRIES
2- POSSÈDENT DE LA CHLOROPHYLLE ET DONC,
3- PEUVENT FAIRE DE LA PHOTOSYNTHÈSE ONT PERMIS LA VIE SUR LA TERRE
4- PEUVENT VIVRE DANS DES MILIEU TRÈS ACIDES ET SANS LUMIÈRE
5- SONT RÉSISTANTES À DES TEMPÉRATURES EXTRÊMES ET DONC, PEUVENT SE RETROUVER SUR DES VOLCANS OU SUR DES GLACIERS
6- PEUVENT SE NOURRIR D’AZOTE

POURQUOI ENTEND-ON AUTANT PARLER DES CYANOBACTÉRIES AUJOURD’HUI ?

Lorsque les conditions environnementales sont réunies, les cyanobactéries peuvent connaître des phases de multiplication importantes et visibles à l’œil nu appelées blooms. Ces proliférations sont favorisées par les activités humaines et leurs conséquences. Le phosphore, venant majoritairement des eaux de pluie issues des terres agricoles fertilisées, est une des causes principales. Aliment essentiel aux cyanobactéries, le phosphore n’est présent qu’en petite quantité dans la nature, ce qui limite leur croissance. Son apport dans l’eau augmente les populations de cyanobactéries et cette prolifération accélère l’épuisement de l’oxygène d’un lac et donc son vieillissement : c’est le phénomène de l’eutrophisation. L’augmentation du CO2 atmosphérique aide également les cyanobactéries, puisqu’elles dépendent du CO2 pour produire de l’énergie.

POURQUOI LES CYANOBACTÉRIES SE NOURISSENTELLES ESSENTIELLEMENT DE CO2 ?

Le carbone dont elles ont besoin est présent au sein du CO2, mais aussi au sein d’autres éléments tels que le bicarbonate (HCO3). Cependant, la digestibilité du bicarbonate est très faible. Si nous faisions une comparaison par rapport à la digestion humaine, le CO2 représenterait une banane, facile à digérer, alors que le bicarbonate équivaudrait à un caillou, indigeste.

Les cyanobactéries sont aussi éprises d’azote. L’atmosphère est constituée à 78 % d’azote, ce qui en fait une ressource abondante lorsque son utilisation est possible. Seuls certains organismes, dont font partie les cyanobactéries, sont capables de le transformer de sa forme brute à une forme assimilable. Ce processus est la fixation d’azote. Lorsque de grandes quantités d’oxygène (O2) sont présentes, la fixation de cet élément est inhibée, ce qui rend sa consommation difficile. Puisque l’eutrophisation est liée à une diminution de concentration d’O2 dans l’eau, les cyanobactéries peuvent plus facilement fixer l’azote, ce qui accroît leur prolifération. Dans ces conditions, le seul élément pouvant limiter leur croissance est le phosphore.

LAMIOT, CC BY SA 3.0

Lorsqu’il est en grande concentration, il stimule la croissance des cyanobactéries ce qui les rend ainsi très compétitifs par rapport aux autres organismes. La majorité de ces organismes ne peuvent pas fixer l’azote, ils dépendent donc de la quantité d’azote présente dans l’eau. C’est d’ailleurs le cas d’autres phytoplanctons, comme les algues microscopiques, qui se retrouvent donc désavantagées face aux cyanobactéries.

Marie-Ève Monchamp, chercheuse postdoctorale au département de biologie de l’Université McGill, avance que, en plus de l’enrichissement par les nutriments, l’augmentation de la température de l’eau favorise également la prolifération des cyanobactéries.

UNE EAU PLUS CHAUDE NE PERMETTRAIT-ELLE PAS AUSSI AUX AUTRES ORGANISMES DE MIEUX PROSPÉRER ?

Ce n’est pas nécessairement le cas. En effet, chaque organisme possède un intervalle de température idéal pour lequel l’exécution de ses fonctions vitales, telle la reproduction est maximisée. Par exemple, la température optimale de la plupart des phytoplanctons varie entre 20 et 25°C. Les cyanobactéries possèdent un intervalle de température optimale plus large que les autres organismes du même genre, ce qui leur permet une meilleure adaptation quand la température des eaux augmente.

POURQUOI LES CYANOBACTÉRIES SONT- ELLES PLUS À L’AISE QUE LES AUTRES DANS UNE EAU PLUS CHAUDE ?

Tous les organismes photosynthétiques se livrent une guerre pour obtenir une place vers la surface, c’est-à-dire le plus près possible de la lumière, afin d’effectuer la photosynthèse. La plupart d’entre eux se maintiennent à la surface grâce à la viscosité de l’eau. En revanche, les cyanobactéries sont capables de flotter par elles-mêmes. Cette capacité de flottaison demande de l’énergie et semble inutile, car les autres organismes le font sans effort. Cependant, la viscosité de l’eau diminue lorsque sa température augmente. Une viscosité trop faible, ne soutenant plus les autres organismes photosynthétiques, donne l’avantage aux cyanobactéries dans la compétition pour la surface.

CAPACITÉ DE FLOTAISON DES CYANOBACTÉRIES

LES LACS, MERS OU LES OCÉANS SONT TOUS CONSTITUÉS DE PLUSIEURS COUCHES D’EAU SÉPARÉES EN FONCTION DE LEUR TEMPÉRATURE. POURQUOI DIFFÉRENTES COUCHES SE FORMENT-ELLES?

Tout est une question de densité. Un caillou jeté dans l’eau coule, car il est plus dense que l’eau. De la même manière, plus dense que l’eau chaude, l’eau froide se retrouve dans les profondeurs. Ainsi, plus la température de la surface augmente, plus la différence de densité entre les eaux de surface et les eaux des profondeurs augmente et plus le mélange entre les deux est rare.

Cette séparation thermique dépend donc principalement de la température des couches de surface, car la température de l’air est en général supérieure à celle de l’eau et réchauffe les eaux de surface. Alors, si la température atmosphérique augmente, comme avec les changements climatiques, la stratification thermique s’intensifie. Les mouvements d’eau entre les couches sont alors réduits, et ce qui est à la surface y reste plus facilement. Cette propriété des eaux plus chaudes est donc avantageuse pour les cyanobactéries, qui doivent rester à la surface.

Ainsi, les augmentations de la température, des concentrations en CO2 et en phosphore, en plus de leur capacité à fixer l’azote, avantagent les cyanobactéries face aux autres phytoplanctons. Ces conditions optimales leur permettent de croître rapidement, augmentant ainsi les risques de blooms de cyanobactéries, épisodes durant lesquels elles peuvent libérer de grandes quantités de toxines appelées cyanotoxines.

QU’EST-CE QUE LES CYANOTOXINES ?

Lors de leur croissance, les cyanobactéries peuvent synthétiser des cyanotoxines pouvant être directement libérées dans l’eau, ou libérées de manière différée lors de leur mort. Différents types de cyanobactéries peuvent produire les mêmes toxines, de la même manière qu’une même cyanobactérie peut produire différentes cyanotoxines. La quantité de toxine produite dépend de l’espèce et des conditions environnementales.

MARY COUSIN MMELUGIN

Leur production pourrait les favoriser face aux autres organismes d’un lac, notamment en privant les compétiteurs et certains prédateurs de leurs ressources. Les toxines réguleraient également le métabolisme et la croissance cellulaire des cyanobactéries.

Dolores Planas, professeure émérite à l’UQAM et spécialiste des cyanobactéries, nous éclaire sur les diverses toxines synthétisées :

«Les cyanotoxines peuvent être classées en trois groupes, selon l’effet qu’elles ont sur les humains et les animaux. Les hépatotoxines, très abondantes dans les pays tempérés, forment le groupe le mieux connu et étudié. Ce dernier engendre des effets principalement sur le foie et le système digestif. Les neurotoxines, retrouvées principalement dans les pays tropicaux, ont des effets foudroyants, car elles affectent le système nerveux, le cœur ainsi que les voies respiratoires. Enfin, les dermatotoxines sont des toxines qui agissent au contact de la peau. Elles deviennent urticaires lorsqu’elles sont abondantes, et provoquent des dermatites. Ce sont les toxines affectant le plus les humains.»

ACTION DES CYANOTOXINES SUR LE CORPS

Les effets des cyanotoxines ne se limitent pas aux zooplanctons, puisque les plantes et les plus gros animaux peuvent aussi être affectés. Une étude démontre par exemple que la production d’œufs de certains gastéropodes, mollusques à carapace tels que les escargots ou les limaces, est fortement réduite en présence de cyanotoxines. De plus, certains poissons comme le Danio rerio, ou poisson zèbre, ont des tailles réduites d’environ 25 % ainsi qu’un taux de survie réduit d’environ 40 % suite à leur exposition à différents types« de cyanotoxines hépatotoxiques». Enfin, la décomposition d’une grande quantité de cyanobactéries peut fortement diminuer la concentration en oxygène dans l’eau, rendant indirectement le milieu défavorable à la santé des organismes qui ont besoin d’oxygène, comme les poissons ou autres animaux.

LA TAILLE DE CERTAINS POISSONS EST AFFECTÉE PAR LES CYANOTOXINES

Puis, la concentration ainsi que le type de cyanotoxine produite peuvent engendrer des effets très néfastes sur les différents écosystèmes et les organismes aquatiques. Par exemple, les cyanotoxines peuvent entraîner la paralysie chez certains organismes, les rendant ainsi vulnérables aux prédateurs. Ces toxines, lorsqu’ingérées, pourraient également être néfastes pour ce prédateur.

MALEAUME VOIRNESSON

Des études sur les effets des cyanotoxines sur les zooplanctons, plancton animal qui se nourrit majoritairement de végétaux minuscules, montrent des réactions négatives de ces organismes en réponse à une augmentation de la concentration en cyanotoxines dans leur environnement. Le Daphnia pulicaria, espèce de zooplancton, est ainsi affectée en ce qui concerne son efficacité de filtration, ce qui limite ses chances de survie et celles de sa progéniture. Son cousin, le Daphnia magna, subit pour sa part un sort fatal lorsqu’il est exposé trop longtemps à une forte concentration d’hépatotoxines.

ALORS, SI LES CYANOTOXINES AFFECTENT LES ÉCOSYSTÈMES AQUATIQUES, COMMENT CES TOXINES PEUVENT-ELLES AFFECTER NOTRE SANTÉ ET CELLE DE NOS PROCHES ?

La communauté scientifique n’a pour l’instant pas toutes les réponses, mais les recherches sur les mécanismes entourant la libération des cyanotoxines et les façons d’y remédier continuent. Pour l’instant, nous savons que les risques et le type d’intoxication dépendent de plusieurs facteurs.

En premier lieu, le danger d’intoxication potentielle peut être visuellement apparent. En effet, un bloom de cyanobactéries peut donner une couleur verte très prononcée à l’eau, ce qui ne donne pas envie de se baigner. Par contre, les cyanobactéries ne sont pas nécessairement toutes toxiques.

Puis, s’il y a libération de toxines, leur niveau de toxicité dépend de leur concentration et de leur mode d’action. Par exemple, si quelqu’un se baigne en présence d’hépatotoxines, cette personne ne sera contaminée que si elle avale de l’eau et que les toxines sont en quantité suffisante pour entraîner des symptômes

SI JE MANGE UN POISSON VENANT D’UN LAC CONTAMINÉ, EST-CE DANGEREUX ?

ESPACE VILLEGIATURE

À la suite d’une étude du lac Boivin, au parc de la Yamaska, le Dr Philippe Juneau, professeur en biologie à l’UQAM et spécialiste en toxicologie aquatique, a trouvé des cyanotoxines, mais seulement dans le foie de certains poissons qui sont en contact avec ces toxines. Donc, à moins de manger le foie des poissons contaminés, il n’y aurait pas de risques connus associés à leur consommation.

QU’EN EST-IL POUR LES AUTRES TYPES DE TOXINES ?

Bien que la prolifération de cyanobactéries potentiellement dangereuses soit visible à l’œil nu, il est possible que leurs toxines se libèrent lors de leur décomposition, lorsqu’elles ne sont plus visibles. Il est donc prudent d’attendre quelques jours, voire quelques semaines après un épisode avant d’entreprendre à nouveau des activités récréatives. Cependant, certains symptômes pourraient apparaître à la suite d’un contact direct avec la peau et les yeux, par inhalation ou bien par ingestion de l’eau contaminée. La plupart de ces symptômes, bien que désagréables, ne sont pas dangereux pour la vie et peuvent varier selon le type de toxine. Ils peuvent se présenter sous forme d’irritation de la peau ou des yeux, de malaises gastriques et vomissements, de maux de gorge ou de tête et dans les cas les plus sévères, de problèmes respiratoires, hépatiques et cognitifs. Heureusement, notre système de santé est bien équipé pour traiter ces symptômes.

Ensuite, les risques de contamination causés par les cyanotoxines ne se limitent pas aux plans d’eau douce. Des toxines pourraient se retrouver dans l’eau potable de certaines municipalités qui se servent de l’eau douce des lacs avoisinants.

Y A -T-IL MOYEN DE PRÉVENIR OU DE TRAITER LES BLOOMS TOXIQUES, OU DEVONS-NOUS ANTICIPER QUE TOUT LE MONDE RISQUE D’ÊTRE INTOXIQUÉ UN JOUR OU L’AUTRE ?

Heureusement, la plupart des systèmes de traitement des eaux québécois sont assez avancés pour traiter les cyanotoxines. Une des premières étapes du traitement des eaux est la floculation, qui permet de regrouper toutes les matières non désirées, comme des cyanobactéries, afin de les filtrer

Ensuite, des traitements comme l’ozonation, le charbon activé et le chlore permettent d’éliminer les toxines de l’eau avant d’atteindre nos robinets. Même notre flore intestinale est capable de les dégrader, jusqu’à un certain niveau.

EXISTE-T-IL DES MÉTHODES POUR PRÉVENIR OU LIMITER LES PROLIFÉRATIONS DE CYANOBACTÉRIES ?

Plutôt que de traiter les symptômes ou les toxines dans notre eau, il existe aussi des méthodes permettant de prévenir de grandes concentrations de cyanotoxines dans nos plans d’eau douce. Le réseau de surveillance volontaire a pour mission la surveillance de l’état de santé de nos lacs québécois, ainsi que le partage de l’information aux municipalités. Par exemple, un lac ayant eu une prolifération majeure de cyanobactéries sera analysé par des membres du réseau, puis ces informations seront mises entre les mains de la municipalité concernée, qui restera vigilante pour assurer la santé de sa population.

Puis, le Phoslock, bien que coûteux, est un produit à base d’argile permettant d’éliminer une partie du phosphore de la colonne d’eau et ainsi réduire une partie des nutriments essentiels aux cyanobactéries. D’autres techniques, comme la bioremédiation, une méthode d’assainissement, peuvent dégrader les toxines à l’aide de la flore bactérienne du lac. Le meilleur moyen pour éviter toute complication est évidemment la prévention. La réduction des niveaux de phosphore parvenant au lac semble la solution la moins coûteuse et la plus efficace. Limiter la surface de terres agricoles près des cours d’eau, limiter les déversements d’eaux usées par les municipalités et établir des bandes riveraines qui peuvent filtrer une partie des nutriments allant dans les lacs diminuerait les risques de blooms de cyanobactéries et les effets néfastes potentiels sur la santé de la population.

Somme toute, la prolifération accrue des cyanobactéries et de leurs toxines est un autre conséquence des activités humaines, qui ne sont pas près de ralentir. Les effets sur la santé humaine, des plans d’eau douce et des organismes y vivant ne font qu’augmenter. Il est donc impératif d’adopter des mesures préventives comme une gestion des matières résiduelles ainsi que des techniques agricoles écoresponsables. À l’échelle mondiale, limiter les émissions de CO2 et réduire l’ampleur des changements climatiques permettrait également de réduire l’occurrence des blooms de cyanobactéries et leurs effets néfastes, en plus de tous les autres problèmes liés à la crise climatique.