Les tourbières ont tout pour plaire!

Texte par : Jeanne Converset-Doré, Salix Dubois, Aude Rebattet et Evgenia Sivacova.

Les tourbières ont longtemps été oubliées de tous. Ce n’est que récemment que le gouvernement canadien y a porté son attention afin de préserver cet écosystème si important, grâce, notamment, à sa capacité de stockage de carbone. En effet, les tourbières capturent le carbone, ce qui permet de réduire l’impact du réchauffement climatique ! Le gouvernement a demandé à des spécialistes de restaurer et de mettre en valeur ces écosystèmes si peu connus.

«Tourbière», vous avez dit «tourbière»?

Vous avez sûrement déjà entendu le terme «tourbière», sans vous demander ce que ce mot, qui peut sembler étrange, signifiait. Il est maintenant temps d’y remédier!

Les tourbières sont des écosystèmes humides, qui ont été recouverts par de la végétation et dont les conditions particulières ont permis la formation d’un sol constitué de superpositions de couches de tourbe. Pour faire simple, ce sont donc des usines à tourbe. 

Mais on ne trouve pas ces tourbières n’importe où! Elles ont besoin de fraîcheur pour se développer, c’est pour cela qu’on les trouve notamment en zone boréale et en montagne. Quand certaines conditions sont réunies, on peut en trouver, bien que plus rarement, en milieu équatorial.

Même si elles ne sont pas très connues, les tourbières représentent 3 % à 5 % des sols émergés mondiaux, c’est-à-dire environ 4 millions de kilomètres carrés, ce qui est plus grand que la superficie de l’Inde et est équivalent à trois fois la taille du Québec. Au Canada, elles couvrent environ 170 millions d’hectares, soit environ 14% de sa superficie totale.

Quelles conditions permettent la formation des tourbières ?

Tout d’abord, elles ont besoin d’une source d’eau stagnante, c’est-à-dire d’un lac ou d’une mare qui ne soit pas complètement alimentée par des sources ou des nappes phréatiques. Elles peuvent donc se former suite à la fonte d’un glacier ou à l’accumulation de pluie. De plus, pour qu’il y ait formation de tourbe, la végétation ne doit pas recouvrir rapidement la surface de l’eau. Pour cela, le niveau de l’eau doit rester le même tout au long de l’année.

Cela explique pourquoi l’on trouve des tourbières surtout dans des régions où il y a beaucoup de précipitations et où l’évaporation est faible comme dans les pays du nord.

Les végétaux envahissants sont enracinés sur les berges et vont petit à petit coloniser la surface de l’eau, formant ainsi un radeau à partir duquel la tourbière va se former. Ce tapis végétal va recouvrir peu à peu la surface, formant un “tremblant”, c’est-à-dire une couverture végétale surélevée non enracinée. Après cette première étape, le devenir du radeau de verdure peut changer selon le type de tourbières. En effet, pour les tourbières ombrotrophes, il sera colonisé en grande majorité par des sphaignes, mais pour les minérotrophes, il sera recouvert de plantes diverses. Ce qui fait la différence entre ces tourbières est la source d’apport de leur eau, leur niveau d’acidité et leur biodiversité.

La tourbière ombrotrophe

Toubière Camosun en Colombie-Britanique. Photo : Adriana W. Vanleeuwen/CC BY-NC/flickr.com

Son nom, «ombrotrophe», signifie « qui se nourrit de la pluie», car son seul apport en eau vient des précipitations. Elle est également nommée “tourbière acide”, en référence à son pH acide. En effet, celui-ci peut parfois être au-dessous de 4, équivalant à l’acidité du jus d’orange.

Cela s’explique par le fait que ces sphaignes dépendent d’eau pauvre en sels minéraux pour se nourrir. Cette plante a alors élaboré une façon d’optimiser ses chances de capter des nutriments. Celle-ci consiste à échanger des ions contre des sels minéraux tels que le calcium et le magnésium, qui sont dissous dans l’eau sous forme d’ions positifs.


La sphaigne…

Sphaigne montrée par un naturaliste.
Photo : Anita Gould/CC BY-NC/flickr.com

Étranges petites mousses, les sphaignes aiment se développer dans des milieux froids, humides et acides. Contrairement aux autres végétaux, la sphaigne n’a pas de racines et se développe uniquement vers le haut en grandissant sur sa base morte. Cela lui permet donc de ne pas puiser les sels minéraux dont elle a besoin dans la terre, mais plutôt dans l’eau qui l’entoure.

C’est donc dans ce but qu’elle a l’étonnante capacité d’agir comme une éponge : elle peut absorber jusqu’à 25 fois son poids en eau, même une fois morte ! Une aptitude très recherchée dans les milieux horticoles.

… acidifiante?

Leur stratégie pour se nourrir consiste à  libérer dans l’eau des hydrons, c’est-à-dire des ions positifs d’hydrogène (H+). Un ion positif est un atome avec au moins un électron manquant; à l’opposé, l’ion négatif a au moins un électron supplémentaire. La libération d’ion positif permet à la plante de rendre sa charge plus négative que celle de l’eau et ainsi attirer les nutriments étant sous forme d’ions positifs vers elle.

Au final, elles larguent davantage d’ions qu’elles n’en captent. Et puisque ce sont ces ions H+ qui rendent le milieu acide, la tourbière s’acidifie avec le développement de la sphaigne.

Sphagnum rubellum (Sphaigne rouge)
Photo : b.gliwa/CC BY-SA/Wikimedia Commons

La sphaigne, particulièrement adaptée aux milieux acides, se développe sur toute la surface du lac, formant un épais tapis, constitué, de matière végétale vivante en surface et morte en profondeur. Ce sont ces parties végétales mortes qui forment la tourbe. L’épaisse couche de surface isole la tourbe du dessous, gardant les températures basses et ralentissant d’autant plus la décomposition.

De plus, cette mousse tient un autre rôle qui est très important : le stockage de matière organique et en particulier du carbone provenant de la photosynthèse réalisée par les plantes.

Cette fonction est permise par la tourbière qui a une particularité peu commune : l’eau ne se renouvelle que très peu en oxygène ! C’est cette particularité qui, en ralentissant la décomposition par les microorganismes ayant besoin d’oxygène pour vivre, permet l’existence des tourbières.

Puisque la végétation morte se décompose très peu, elle s’empile continuellement, atteignant parfois 30 mètres d’épaisseur. Le tremblant, la partie vivante, quant à lui ne grossit que d’un millimètre par an. C’est ainsi que l’ensemble des tourbières peuvent contenir jusqu’à 30 % de tout le carbone des sols mondiaux, soit l’équivalent de 50 % du CO2 atmosphérique.

La tourbière minérotrophes

Tourbière minérotrophe dominée par les herbacées. Photo : Melinaguene/CC BY/Wikimedia Commons

Les tourbières « minérotrophes », elles, sont peu acides et n’abritent pas de sphaigne.Elles sont alimentées par des eaux de ruissellement et de nappes souterraines fortement minéralisées. Dans ces tourbières, une partie des végétaux est dégradée et l’accumulation des plantes se fait beaucoup plus lentement. On les trouve dans des plaines ou des vallées. Cet écosystème particulier permet le développement d’une grande diversité végétale et abrite des plantes rares telles le Ligulaire de Sibérie, le Saule des Lapons, différentes orchidées et encore beaucoup d’autres espèces.

La faune riche et unique des tourbières

En plus de cette richesse végétale, ces tourbières abritent aussi énormément d’animaux (loutres, oiseaux, …) et d’insectes (libellules, papillons, …). Ces communautés animales et végétales sont interdépendantes, c’est-à-dire que certains insectes se nourrissent seulement de certaines plantes que l’on trouve uniquement dans les tourbières !

Par ailleurs, certaines espèces ont évolué de sorte qu’elles soient dépendantes des tourbières ombrotrophe et/ou minérotrophe. C’est le cas par exemple de certaines espèces de mouches de la famille Sphaeroceridae (ordre des diptères). En effet, les ailes des populationsvivant dans les tourbières se sont atrophiées, les empêchant de quitter leur lieu de vie. Leurs ailes étant plus courtes, parfois complètement absentes, elles peuvent pénétrer dans les couches plus profondes de la litière où se trouve la végétation morte dont elles se nourrissent et qui ne sont pas accessibles aux mouches entièrement ailées.


Les plantes carnivores : terreur des tourbières!

Ces petites plantes ont développé des adaptations nutritives qui permettent à ces végétaux de trouver une source de matière organique qu’elles ne trouvent pas dans les tourbières, pauvres en minéraux.

Drosera anglica, refermée sur une proie. Photo : GlacierNPS/CC PDM/flickr.com

 La Droséra est l’une d’elles. Elle utilise de la glu sucrée, disposée sur la pointe de ses extrémités, pour capturer tout insecte, attiré par le sucre, qui se pose dessus.


Bactéries et méthane

Les bactéries sont des organismes vivants unicellulaires de taille microscopique, mais elles présentent une importance majeure à l’échelle de la tourbière !

Cet écosystème est un environnement de choix pour ces bactéries qui ont besoin d’humidité, d’éléments organiques et de minéraux pour proliférer.

 La source d’énergie des bactéries repose sur des éléments organiques présents sous forme de carbone minéral (méthane ou dioxyde de carbone) ou de carbone organique (disponible ou récalcitrant). Le carbone provient du processus de photosynthèse réalisé par les plantes.

Comment assimilent-elles les nutriments?

Les microorganismes transforment les ions présents dans la tourbe grâce à des réactions de réduction. Mais ces réactions dépendent de la composition du milieu environnant.

Ainsi, dans leurs études, Andersen et ses collaborateurs de l’université de Laval ont montré que d’autres minéraux influencent « l’alimentation » des bactéries. Par exemple, plus il y a de nitrate dans la tourbe, plus les bactéries vont se nourrir de méthane. Ce phénomène est nommé méthanotrophie. Au contraire, s’il y a plus de carbone organique, fer ou sulfates, les bactéries vont plutôt émettre du méthane. Dans ce cas elles sont désignées de méthanogènes.

Jugnia, un chercheur canadien, et ses collaborateurs indiquent que les activités de ces bactéries sont au centre de l’écosystème de la tourbière, car elles peuvent guider la disponibilité des nutriments qui seront disponibles pour les autres « habitants » de la tourbière comme les végétaux par exemple.

 Tous ces petits organismes bactériens ont donc une importance cruciale, car ils sont capables de recycler la matière présente dans la tourbière et de la rendre disponible pour nourrir les populations qui y vivent!

Les menaces des activités anthropiques

Beaucoup de tourbières ont disparu à cause de drainage humain, afin de gagner des terrains agricoles et pour reboiser. De même, l’exploration pétrolière ainsi que la création de barrage hydroélectrique sont de grandes menaces. La tourbe est également exploitée en horticulture comme terreau.

En revanche, cette dernière utilisation entraîne une perte moins grande de territoire. De plus, les Associations des Producteurs de Tourbe du Canada, dont l’Association des Producteurs de Tourbe Horticole du Québec (APTHQ), travaillent en collaboration avec des chercheur.se.s afin de restaurer leurs sites de production.

Les tourbières peuvent être exploitées de 15 à 50 ans selon la quantité et la qualité de la tourbe. Pendant ce temps, leur composition chimique est altérée, de même que leur végétation et elles émettent du CO2 dans l’atmosphère, au lieu de l’accumuler.

Leur drainage, pour l’extraction, l’agriculture ou la foresterie, favorise la minéralisation. Cette hausse de la concentration des sels dissous, comme les sulfates, peut également augmenter la concentration de méthylmercure, un composé toxique pouvant s’accumuler dans les tissus des organismes.

Boulaie occupant une tourbière asséchée — Photo : ElkeFreese/CC BY-SA/Wikimedia Commons

La plupart des activités anthropiques, telles que l’agriculture intensive et les transports, détruisent ou impactent les activités des tourbières, notamment sa capacité de filtrer la matière organique et les minéraux de l’eau. Le peu de mouvement d’eau dans les tourbières contribue à la sédimentation des particules lourdes.

Dans les tourbières exploitées, l’azote est plus présent sous forme d’ammonium, qui est plus toxique pour les plantes que le nitrate, et à des concentrations plus élevées que la normale. «Les dépositions azotées, pluies acides et dépositions sèches, ont des effets néfastes comme la fertilisation des tourbières, ce qui, à long terme, entraîne son recouvrement par d’autres plantes et finalement sa disparition», souligne Dre Line Rochefort, chercheuse spécialisée en écologie des tourbières de l’université de Laval, Québec.

Qu’est-ce que ça veut dire pour les bactéries?

Malgré que cette altération chimique de la tourbe reste un phénomène encore peu étudié, selon Jugnia et ses associés, il semblerait que les sols immergés et riches en carbone ou sulfates augmentent la production bactérienne de méthane.

L’activité de transformation des ions présents dans la matière organique fait varier les émissions des bactéries. Celles-ci peuvent alors être plus méthanotrophes, consomment du méthane ou méthanogènes, qui en émettent.

Ces changements pourraient également avoir un impact important sur la dynamique de la tourbière à cause de la forme cyclique des éléments minéraux. Ainsi, lors de restaurations de tourbières, il est important de prendre en compte les populations microbiennes, car elles représentent un maillon important dans la chaîne en permettant le flux de carbone à travers la tourbe.

L’impact mondial des tourbières

Riches en carbone, les tourbières détiennent plus de gaz à effet de serre que toutes les forêts du monde. C’est pour cela que même un changement minime peut affecter le climat terrestre.

Cette implication dans le climat mondial est due à ses activités d’absorption du dioxyde de carbone de l’atmosphère (effet de serre inversé) ou, à l’inverse, à la libération de dioxyde de carbone et/ou de méthane (effet de serre). Grâce à cela, elles aident à réduire la température en éliminant le CO2 atmosphérique et en le stockant sous forme de tourbe grâce à la photosynthèse.

Les incendies sont une autre conséquence du drainage des tourbières. «Le feu de tourbe brûle depuis plusieurs mois. Et pendant tout ce temps, il émet activement du dioxyde de carbone dans l’atmosphère», explique Hans Joosten, professeur à l’Université de Greifswald, en Allemagne. Les gaz à effet de serre émis lors des feux de tourbe accentuent de façon irréversible le changement climatique.

Suffolk, VA, août 2011: la fumée monte d’un feu brûlant profondément dans les sols organiques tourbeux du Great Dismal Swamp National Wildlife Refuge. — Photo : Rocky Schroeder, USFWS/CC PMD/flickr.com

La poursuite de la dégradation et de la perte des écosystèmes de tourbe peut devenir un obstacle sérieux pour atténuer les effets du changement climatique. Les émissions annuelles des tourbières drainées représentent plus de 2 gigatonnes de dioxyde de carbone, ce qui équivaut à 5% de toutes les émissions anthropiques.

Cependant, ces écosystèmes de zones humides sont très vulnérables et habritent plusieurs espèces menacées ou vulnérable. Si nous parvenons à préserver les tourbières existantes au cours des 20 prochaines années, cela nous évitera le rejet de 132 millions de tonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ce qui équivaut à la disparition de 20 millions de voitures des routes.

Dès lors, les tourbières représentent un enjeu majeur pour l’environnement. Leur importance réside non seulement dans leur activité d’absorption, mais aussi dans le fait qu’une fois altérées, elles peuvent relarguer d’énormes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, entraînant une forte augmentation de la température au niveau mondial.

Pour éviter cela, il faut préserver ces milieux spécifiques et mettre en place un système mondial de restauration de tourbières. En outre, cela sauverait de nombreuses espèces endémiques, aussi bien végétales qu’animales, qui ont élu domicile dans cet écosystème.