Le cannabis pour séquestrer du carbone et construire des maisons : on gagne au chanvre !

ON GAGNE AU CHANVRE !

Auteurs(es) : Nicolas Boucher – Jean-Benoît Fortier – Charles Préfontaine – Matthieu Weiss-Blais


Lutter contre le réchauffement climatique en construisant des maisons en dioxyde de carbone? C’est dorénavant possible avec les matériaux de construction à base de chanvre !


En 2018, le groupe d’experts inter-gouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévenait le monde que d’ici 2040, nous devions avoir un bilan nul des émissions atmosphériques de dioxyde de carbone (CO2) pour maintenir le réchauffement global de la planète sous le seuil de 1,5 degré Celsius. Nous éviterions ainsi les principales perturbations climatiques. Pour y parvenir, il nous faut non seulement diminuer nos émissions de CO2, mais aussi augmenter la capture du carbone atmosphérique. Selon Vincent Poirier, professeur en sciences du sol et en stockage du carbone à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), « l’agriculture ainsi que la gestion des terres ont beaucoup de potentiel [pour séquestrer le carbone] dans la mesure où on développe des systèmes agroforestiers, de l’agriculture régénératrice et où on limite la perturbation des sols ». En effet, les végétaux sont des agents séquestrant le carbone, c’est-à-dire, selon M. Poirier, qu’ils « opèrent un flux négatif net de CO2. Le carbone peut d’une part être stocké dans la biomasse racinaire et ainsi demeurer dans le sol. » M. Poirier ajoute que « le premier mètre de sol contient davantage de carbone que tous les végétaux de la planète. ». D’autre part, le carbone peut être stocké dans la biomasse aérienne de la plante, soit la tige. C’est ainsi que les plants de chanvre (Cannabis sativa), qui ont une croissance rapide, peuvent être des végétaux de choix pour capter le carbone atmosphérique. Ce carbone peut ensuite être stocké de façon stable dans des matériaux de construction à base de chanvre. De surcroit, ces derniers remplacent des matériaux conventionnels très polluants.

« Le premier mètre de sol contient davantage de carbone que tous les végétaux de la planète. »

– Vincent Poirier, professeur en sciences du sol et en stockage du carbone à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT)

Rappelons que c’est la transformation du carbone en glucose à l’aide de l’énergie solaire qui permet aux végétaux de séquestrer le carbone à long terme. Cette réaction est catalysée par l’enzyme Rubisco. C’est l’enzyme la plus abondante sur terre ! Ce glucose forme des sucres plus complexes,  comme la cellulose et l’hémicellulose, qui sont les plus abondants à travers les plants de chanvre. Le glucose forme aussi la lignine, que l’on retrouve principalement dans le cœur ligneux de la plante, appelé chènevotte, et les pectines, que l’on retrouve surtout dans les fibres de la tige qui conduisent la sève.

DU CHANVRE ET DES HOMMES

Ses usages et son apogée
C’est il y a 8500 ans, alors qu’il développait ses premiers systèmes d’écriture, qu’Homo sapiens a commencé à cultiver Cannabis sativa. Il a été introduit en Europe entre 3000 et 4000 ans avant aujourd’hui, puis introduit en Amérique du Sud en 1545. Le chanvre était principalement cultivé pour les graines, produisant de l’huile, et ses fibres, dont les produits textiles rivalisaient avec le lin. Les fibres offraient aussi des produits solides et résistants à la pourriture. Elles étaient employées pour les voiles, le papier et représentaient le matériau le plus utilisé pour les cordages des bateaux jusqu’au 19e siècle. 

La chute du roi
Cependant, la popularisation du coton dans la fabrication du textile et de la pulpe de bois pour le papier, ainsi que l’avènement des fibres synthétiques et des bateaux à moteur, ont rendu les produits de chanvre obsolètes. L'usage des propriétés narcotiques du chanvre au 20e siècle en Occident a aussi mené à la prohibition de sa culture. Ainsi, au Canada, l’utilisation du Cannabis sativa à des fins non médicales a été interdite en 1938.

La renaissance
Depuis les années 90, l’intérêt pour la culture du chanvre a considérablement recrû dans les pays d’Europe et du Commonwealth. C’est à partir de 1998 que la culture du cannabis a été légalisée pour des utilisations industrielles au Canada.
L'HEURE JUSTE SUR LA PHYLOGÉNIE
La sélection artificielle du Chanvre pour ses fibres et ses effets narcotiques a mené au développement d’une multitude de variétés, ce qui a créé une certaine confusion quant à l’existence de différentes espèces. Ernest Small, un chercheur en botanique pour le gouvernement du Canada, considère qu’il n’y a qu’une seule espèce dans le genre Cannabis, soit Cannabis sativa. Les sous-espèces de celle-ci seraient catégorisées à la fois selon son état de domestication et l'intensité de ses effets narcotiques. Le MAPAQ (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec), qualifie de chanvre industriel une sous-espèce domestiquée ayant moins de 0,3 % de THC (l’agent actif principal provoquant les effets psychoactifs). À titre d’exemple, le cannabis récréatif offert à la SQDC (Société Québécoise du Cannabis) comprend généralement entre 5 et 25 % de THC. 

Une culture autonome et efficace

Selon Ernest Small, l’utilisation du chanvre à travers les siècles s‘explique, entre autres, par sa facilité de culture. En effet, cette plante possède une plasticité phénotypique surprenante et s’adapte à une multitude d’environnements. Par exemple, elle adapte la profondeur et l’étendue de ses racines en fonction de la disponibilité en eau. Un travail récent de Herppich Werner, chercheur en génie agricole à l’institut Leibniz de Berlin, souligne que la plante peut prospérer dans des conditions de culture arides et dans des sols pauvres. Elle ajuste très rapidement l’ouverture de ses stomates, les pores permettant l’échange de gaz, afin de contrôler les flux de CO2 en fonction des conditions climatiques. Cet ajustement augmente l’efficacité de son utilisation d’eau. De plus, comme l’explique Ernest Small, le chanvre possède des défenses naturelles contre la plupart des phytophages, soit les organismes se nourrissant de plantes. Contrairement à la croyance populaire, le THC, une des molécules psychoactives du chanvre, ne constitue pas une défense de la plante contre ses principaux assaillants, les insectes herbivores. Ces derniers ne sont pas sensibles à l’action de cette molécule. Ses principales défenses contre les pestes sont plutôt la résine et les trichomes. Ces derniers sont des excroissances cellulaires servant de défense mécanique contre les herbivores.

Trichomes

Le chanvre a aussi une impressionnante capacité de séquestration de CO2. Dans des travaux publiés récemment, des chercheurs en biomatériaux de l’université de Toronto, Muhammad Pervaiz et Mohini Sain, évaluent comment la séquestration par le chanvre rivalise avec celle des forêts. Tel que l’illustre le tableau ci-dessous, un hectare de chanvre peut stocker environ cinq fois plus de tonnes de CO2 qu’un hectare de forêt conventionnelle âgée de 25 ans. Environ la moitié du CO2 transformé en biomasse peut être utilisé pour des matériaux de construction et être ainsi réellement séquestré à long terme. La biomasse non séquestrée du chanvre est décomposée à court ou moyen terme, soit par la dégradation des racines ou via la fabrication de produits à courte durée de vie comme de la litière pour l’élevage d’animaux. Dans une publication récente de Mark Harmon, Professeur émérite en foresterie à l’Université de l’état d’Oregon, on compare les deux méthodes de séquestration sur une plus longue période. En vieillissant, la capacité de captation de nouveau carbone par les forêts diminue jusqu’à atteindre un taux de captation net presque nul. La forêt, en tant que réservoir de carbone, est alors à l’équilibre. En revanche, la culture du chanvre a l’avantage de voir son potentiel de séquestration renouvelé chaque année, puisqu’il s’agit d’une plante récoltée annuellement. Les parties du chanvre non utilisées en construction peuvent être valorisées en produits plus durables qui pourraient remplacer des produits conventionnels produisant des gaz à effet de serre (GES).

Comparaison des bilans du stockage de CO2 entre un forêt résineuse et une culture de chanvre moyenne

Du champ à l’usine

Afin que le carbone capté par le chanvre soit séquestré à long terme, les plants doivent subir plusieurs étapes de transformation pour être utilisés comme matériaux de construction. Le chanvre est d’abord récolté à l’aide de machines agricoles traditionnelles modifiées. Une fois dans l’usine, la tige est séparée des ramilles et des feuilles. La tige est ensuite décortiquée à l’aide de rouleaux qui fractionnent la chènevotte ligneuse au cœur de la tige. Le reste de la chènevotte est ensuite séparée des fibres longues et courtes par teillage, un processus impliquant du battage et du broyage. Dorénavant séparées, les fibres peuvent être utilisées pour former des panneaux isolants, alors que la chènevotte peut être employée pour former du béton de chanvre.

Encore embryonnaire au Québec, l’industrie de la culture du chanvre souffre d’un manque d’expertise et de machinerie adaptée, ce qui ralentit son expansion, explique Jean Allison, représentant des ventes et développement de la compagnie Nature Fibres. Cette dernière se spécialise, entre autres, dans la conception d’isolants thermiques et acoustiques à partir de fibre de chanvre. Nature Fibres est la seule compagnie en Amérique du Nord effectuant la transformation du chanvre en matériaux d’isolation. Selon Jean Allison, le manque d’expertise dans la récolte et le décorticage des fibres explique que cette technologie soit peu répandue en Amérique du Nord. En effet, la demande en fibres est en augmentation, mais le manque d’experts ralentit la démocratisation de ce moyen d’isolation. En ce moment, 80% des fibres ayant subi le processus de décorticage proviennent d’Europe.

La culture n’étant légale que depuis les années 90 en Amérique du Nord, la manufacture du chanvre reste encore relativement nouvelle et donc peu développée. M.Allison, optimiste, affirme que les nets avantages énergétiques et économiques de ce type d’isolation vont attirer l’expertise vers ce domaine, et ainsi faire grossir l’industrie des matériaux à base de chanvre.

© Nature Fibres
Chanvre sweet home

L’ingénieur Flavio Scrucca, chercheur à l’agence nationale d’Italie pour les nouvelles technologies, l’énergie et le développement économique durable, évalue, avec des collègues, dans une revue parue récemment, l’empreinte écologique des matériaux de construction à base de chanvre. Ceux-ci soulignent d’abord que le secteur de la construction est responsable de la consommation de près de la moitié des matières premières et des combustibles fossiles dans le monde. Ils soulignent aussi que dans le contexte des changements climatiques, il est impératif d’opter pour de nouveaux matériaux de construction composés de matières premières renouvelables et émettant moins de GES lors de leur production. Les matériaux à base de chanvre sont tout désignés pour remplacer les matériaux actuels. Ainsi, en plus de séquestrer le carbone lors de sa croissance, le chanvre permettrait d’éviter l’émission de GES qui accompagne la production des matériaux de construction conventionnels.  

© IsoHemp
PHYTOREMÉDIATION
Le chanvre peut aussi être utilisé afin de faire de la phytoremédiation dans des sites pollués. Ce principe consiste simplement à planter le chanvre pour absorber des contaminants comme les métaux toxiques dans le sol d’un milieu contaminé par des éléments traces métalliques, tels que le plomb et l’arsenic. Par exemple, en 1998, The institute of bast crops en Ukraine a utilisé le chanvre comme phytoremédiateur dans le site contaminé de Chernobyl, puisque le chanvre est efficace dans l’absorption d’éléments radioactifs.

DES BRIQUES EN CHAMPIGNON : UNE PERSPECTIVE SCHTROUMPFANTE !
Le mycélium d’un champignon est un réseau dense et complexe de structures filamenteuses appelées hyphes. Ce réseau remplit une fonction analogue aux racines des arbres. Il est possible de façonner le mycélium et de lui donner la forme que l’on désire, par exemple celle d’une brique. Ainsi, après avoir placé des déchets organiques dans un moule de la forme désirée, on y injecte le mycélium, qui dégradera la matière organique et poussera en cinq jours vers la forme désirée. Pour arrêter la croissance, on place la structure de mycélium dans un four. Il est aussi possible de faire fusionner les briques avant de les faire cuire afin d’obtenir un mur complet.

D’autres recherches suggèrent d’utiliser le mycélium des champignons pour régénérer les structures de béton in situ. Pour ce faire, les spores de champignon ainsi que leurs nutriments doivent être inclus dans le mélange du béton. Lorsque les fissures se forment et que l’eau s’infiltre, les spores sortent de leur dormance, grandissent et consomment les nutriments présents en favorisant la précipitation de Carbonate de calcium (CaCO3), ce qui répare la fissure. Lors que le trou est bouché, les champignons produisent de nouvelles spores et retournent en dormance jusqu’à la prochaine fissure.

Srucca et ses collègues indiquent qu’en mélangeant la chènevotte ligneuse avec de l’eau et de la chaux, nous pouvons former un béton de chanvre (hempcrete) qui, couplé à une charpente en bois, peut former les murs d’une maison. Bien qu’à lui seul, le hempcrete ne possède pas les capacités structurelles du béton conventionnel, il offre de bonnes performances d’isolation acoustique et thermique, une bonne régulation de l’humidité ainsi qu’une stabilité sismique et une résistance aux rongeurs.  Le professeur Vincent Poirier souligne l’intérêt de “stocker à long terme et de façon stable le carbone dans les maisons”. Effectivement, de tels murs peuvent durer jusqu’à 100 ans, indiquait le regroupement français Interchanvre. Les chercheurs de l’école d’architecture de Wellington Hana Bedliva et Nigel Isaac ont récemment effectué une étude comparative sur les matériaux de construction. Ils estiment que l’utilisation de hempcrete plutôt que de béton conventionnel permet une réduction nette de 140 kg de CO2/m2 de mur. En appliquant ce ratio à une maison standard de 140 m2 de mur, nous émettons 20 tonnes de CO2 de moins par rapport au béton standard.

Cultiver nos solutions

La phytoséquestration du carbone atmosphérique par le chanvre entreposé en tant que matériaux de construction est un pas dans la bonne direction pour combattre la crise des changements climatiques. Cependant, elle vient avec son propre lot de défis. Selon le professeur Poirier, étant donné que le chanvre est une plante annuelle, il est chronophage de la récolter et de la ressemer chaque année. Il est donc important de développer une source de revenus pour financer tout le travail investi dans la culture. Aussi, la plantation de chanvre crée de la compétition pour les terres fertiles qui peuvent être utilisées par l’industrie agroalimentaire. Vincent Poirier propose plutôt de « cultiver le chanvre en complémentarité [avec d’autres cultures] et de viser des terrains dégradés ou marginaux ». Une autre avenue serait de « viser la production à grande échelle de graines de chanvre pour l’alimentation et de valoriser la fibre dans une autre filière, tout en travaillant le sol pour conserver le carbone qui s’y trouve ». Il semble donc que le chanvre ait la voie libre pour s’implanter au Québec. Il nous faut maintenant, en tant que société, passer de la théorie à la pratique et exploiter l’immense potentiel de cette culture alternative et écologiquement prometteuse.

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