Entre nécessité et catastrophe: les feux de forêt auront-ils la peau de la faune australienne ?

Auteur(es): GABRIELLE DUFOUR, ROXANE HUTCHINGS-BAUDIN, MYLÈNE LALIBERTÉ ET SIMON THIBAULT ROUTHIER

Pendant plus de huit mois, l’enfer des flammes s’est déchaîné sur l’Australie. C’est durant l’été de 2019, à la suite d’une importante sécheresse, qu’a débutée la plus dévastatrice saison de feux de forêt de l’histoire de ce pays. En mars 2020, des précipitations ont marqué la fin de ce grand brasier qui a causé la perte de plus de 8,19 millions d’hectares de forêt indigène, de 33 vies humaines et de plus de 3 milliards de reptiles, d’oiseaux, de mammifères et d’amphibiens. L’écosystème australien possède une résilience historique aux feux de forêt, mais l’accélération des changements climatiques entraîne l’augmentation de la durée et de l’intensité des feux ainsi que la fragmentation de l’habitat menaçant la faune locale. Y a-t-il un espoir de survie pour cette faune endémique, c’est-à-dire exclusive à ce pays, dans ce contexte?

FUYEZ SI VOUS LE POUVEZ

Les brûlures ont d’abord causé les premières pertes de vies fauniques. Des animaux plus lents tels que des reptiles et des petits mammifères n’ont pas pu échapper aux brasiers comme l’ont par exemple fait les oiseaux. Bien qu’elles n’aient pas toutes été mortelles, certaines brûlures, comme celles infligées aux pattes, ont ralenti encore plus ces animaux qui se sont retrouvés piégés dans ce qui était jusqu’à tout récemment leur habitat. Trouver un refuge est devenu rapidement presque impossible vu l’intensité des feux. Beaucoup ont alors succombé à leurs blessures, au manque de ressources ou aux prédateurs opportunistes tels que les dingos et les oiseaux de proie. Le monoxyde de carbone relâché dans les épaisses fumées a rendu l’air très difficile à respirer. Étant toxique par sa capacité à remplacer l’oxygène fixé à l’hémoglobine du sang, celuici perturbait gravement l’arrivée d’oxygène aux organes tels que le cerveau. Les fines particules voyageant dans la fumée provenant de la combustion du bois et des bâtiments urbains ont également causé des dommages irréversibles. En plus de contaminer le sol, la nourriture et les sources d’eau, ces particules ont la capacité de passer la barrière respiratoire et d’aller se loger dans les poumons des animaux. Les effets dévastateurs sur la respiration ont ainsi affaibli ou achevé une grande partie de la vie faunique restante. La biodiversité de l’Australie a alors été fortement ébranlée par la perte de plusieurs espèces endémiques et de leur habitat.

JO-ANNE MC ARTHUR /WE ANIMALS MEDIA
BOB GOSFORD

LE SAVIEZ-VOUS?

Bien que le comportement soit connu du folklore des aborigènes d’Australie depuis longtemps, Mark Bonta, géographe et ornithologue, et ses collaborateurs ont documenté pour la première fois l’utilisation surprenante des feux de forêt par certains oiseaux de proie. Les milans noirs (Milvus migrans), les milans siffleurs (Haliastur sphenurus) ainsi que les faucons bruns (Falco berigora) ramassent des brindilles en feu et les laissent tomber en vol dans des zones d’herbes intactes près des feux. Les proies réfugiées dans les herbes, comme les petits mammifères, les insectes et les reptiles, fuient et les oiseaux les chassent. Certains animaux australiens ont appris, au cours de leur évolution parsemée d’incendies, à jouer avec le feu!

DANS LE FEU DE L’ACTION

Dans la foulée des feux incessants, les premiers efforts déployés se sont concentrés à protéger les vies humaines et les biens matériels. Malheureusement, les populations d’espèces en danger et leurs habitats étaient au bas de l’échelle des priorités des opérations contre les flammes. Puis, dès que les feux cessaient momentanément, l’attention était portée majoritairement sur le bienêtre des animaux atteints. Étant silencieux, lents et dotés d’une stratégie de protection se limitant à se mettre en boule au sommet des arbres, les koalas font partie des espèces vulnérables aux feux de forêt de cette ampleur. Outre la vocalisation durant la saison des amours, ces animaux se font d’une discrétion quasi absolue en temps normal. Alors, surpris par les glapissements des koalas, plusieurs citoyens en déplacement aux abords des zones d’incendies se sont rués pour leur venir en aide. Ces scènes héroïques ont rapidement fait le tour des médias sociaux, déclenchant ainsi un important mouvement de solidarité autour de l’aide apportée aux espèces iconiques australiennes.

Cette vague d’entraide internationale s’est traduite en dons de près de 100 millions $AU pour les organismes locaux de bien-être animal. Heureusement, de grands joueurs se sont mis à prendre la menace de l’écosystème au sérieux. Le gouvernement australien a retroussé ses manches et a offert de doubler la somme de don amassées pour déployer des actions concrètes de protection des écosystèmes en formant des groupes d’experts pour analyser la situation, puis pour développer des programmes d’urgence. Celui-ci a dû prendre la décision difficile d’abattre du haut des airs le bétail domestique laissé sans propriétaire qui menaçait la régénération des forêts en se nourrissant du peu de végétation restante. Ils ont également dû éliminer certains prédateurs exotiques, comme les renards, qui contribuaient à réduire les populations de faune indigène affaiblies.

À BOUT DE RESSOURCES

Un koala retrouvé maigre et déshydraté est mis sous sédatif par des vétérinaires dans le but de le relâché dans une forêt intacte.
JO-ANNE MC ARTHUR /WE ANIMALS MEDIA

Lors des semaines suivant le passage des feux, divers organismes se sont mobilisés pour venir en aide aux animaux sauvages touchés par la tragédie. Ces organismes avaient cependant aussi vécu l’enfer et plusieurs cliniques vétérinaires avaient été évacuées et endommagées par les feux. Allant de la simple panne de courant à la destruction complète de l’établissement, ces dommages ont mis beaucoup de vétérinaires dans une position difficile. Il était déjà habituel pour les cliniques de traiter quelques animaux sauvages locaux chaque semaine, un service pour lequel ils ne recevaient presque aucune compensation financière. À la suite des mégafeux, un grand nombre de ces animaux a inondé les centres de soins vétérinaires et offrir des traitements adéquats s’est grandement compliqué. Cette situation a été très difficile pour tous les employés ayant travaillé directement avec la faune. D’après le Dr Todd Shury, gestionnaire intérimaire pour Santé et Gestion de la Faune de Parcs Canada et professeur auxiliaire au département de pathologie vétérinaire du Western College of Veterinary Medecine. Les travailleurs en santé animale ont aussi dû faire le choix déchirant d’euthanasier certains animaux. Certains souffraient de brûlures importantes et leurs chances de survie étaient trop faibles pour les déplacer vers une clinique.

« Cela peut avoir un impact réel sur les gens, pas seulement les vétérinaires, mais les pompiers aussi. Ils sont souvent les premiers à trouver les animaux sévèrement blessés et cela peut être très traumatique »
– Dr Todd Shury

À gauche, le corps inanimé d’un kangourou. À droite une employée débordée avec l’arrivée de plusieurs wallabies à réhabiliter.
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Ces fameux centres de réhabilitation ont fonctionné au maximum de leur capacité. Plus de 20 000 volontaires australiens se sont dévoués jour et nuit au sauvetage et à la réhabilitation de la faune indigène. Les fonds gouvernementaux ont aussi permis l’installation de nichoirs artificiels et d’alimentation complémentaire pour des espèces ciblées. Avec des feux de cette envergure, beaucoup d’habitats et de sources de nourritures ont brûlé, laissant les animaux survivants dans une situation difficile. L’organisation australienne National Parks & Wildlife Service (NPWS) a mobilisé des effectifs pour lancer des caisses de nourriture aux animaux à l’aide d’hélicoptères. Le World Wildlife Fund (WWF) a déployé des efforts similaires en acceptant des dons de ses supporteurs et en distribuant les ressources dans les zones affectées pendant plusieurs mois. Le foin, les fruits, la végétation locale et les légumes distribués ont constitué une solution temporaire en attendant les prochaines pluies permettant à la végétation de repousser.

À gauche, Dr Chris Barton amène de l’eucalyptus pour les koalas survivants. À droite un wallabies profites des ressources distribuées dans les zones incendiées.
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« C’est assez horrible de voir un animal avec ce genre de blessure et on doute de soi. Aurions-nous dû l’euthanasier? Aurions-nous dû essayer de l’amener à un centre de réhabilitation? »
– Dr Todd Shury, médecin vétérinaire.

SAUVE QUI PEUT

Cacatoès à tête rouge
Planeur à ventre jaune

L’Australie est un pays ayant une biodiversité particulièrement intéressante. Par son histoire biogéographique datant de la dérive des continents, ce pays compte la plus grande diversité et la plus grande abondance de marsupiaux autour du globe. De nombreuses espèces anciennes y sont présentes et ne peuvent être trouvées nulle part ailleurs. Au sein de cette richesse unique, des espèces moins charismatiques que le koala et le kangourou ont cependant été négligées dans l’emportement créé par la catastrophe. En effet, le statut de conservation de certaines espèces comme le cacatoès à tête rouge (Callocephalon fimbriatum) et le planeur à ventre jaune (Petaurus australis), précédemment considérés comme stables, a basculé durant les mégafeux de 2019-2020 et doivent être reconsidérés par les scientifiques. Heureusement, d’autres espèces ont fait l’objet de projet de rétablissement avant qu’il ne soit trop tard.

Renards volants à tête grise rescapés avec
une peluche à cajoler dans leur enclos

WRSC SHOALHAVEN BAT CLINIC AND SANCTUARY

Une espèce particulière sur laquelle des efforts de conservation ont été déployés est le renard volant à tête grise (Pteropus poliocephalus), une chauve-souris native d’Australie. Cette espèce est particulièrement sensible à la chaleur et ses populations avaient déjà diminué de manière alarmante avec les hautes températures et la sécheresse ayant précédé les feux. Avec les événements tragiques de 2020, la survie de l’espèce est maintenant remise en question. Étant une espèce pollinisatrice, elle pourrait jouer un rôle important dans la restauration des forêts consumées par la catastrophe.

Dasyorne brun de l’Est remis en liberté
à Howe Flat en Australie

Une autre espèce ayant retenu l’attention des scientifiques a même frôlé l’extinction! Le dasyorne brun (Dasyornis brachypterus) est un petit oiseau endémique, déclaré en danger avant l’été de 2019. L’espèce a été extirpée de justesse par une équipe d’experts mandatée par le gouvernement de l’État de Victoria. Après la capture de quinze dasyornes, l’équipe les a mis en sûreté au zoo de Victoria où un programme de reproduction en captivité a été mené. Trois mois plus tard, après que les feux aient ravagé la moitié de leur aire de répartition, la plupart des dasyornes du zoo de Victoria ont été relâchés dans leur milieu d’origine. À ce jour, les oiseaux rescapés sont suivis étroitement, dans l’espoir de perpétuer l’espèce. Bien que des protocoles visant à rétablir ces espèces aient été mis en place, des experts de l’écosystème australien comme le professeur Christopher Dickman de l’Université de Sydney suggèrent que les effets complets des feux sur la biodiversité ne seront connus qu’après des années de recherche, car certaines espèces sont désormais engagées sur la voie d’une extinction accélérée.

QUAND TOUS METTENT LA MAIN À LA PÂTE

Limités par les restrictions sanitaires causées par la pandémie de COVID-19, les professionnels affairés à recenser la présence d’animaux ont fait appel à une solution des plus originales pendant la catastrophe : les observations de simples citoyens confinés chez eux. Effectivement, des Australiens aux quatre coins du pays se sont prêtés au jeu d’être les yeux et les oreilles des scientifiques via des applications spécialisées sur leur téléphone (FrogID, eBird, iNaturalist). Cette contribution, appelée «science citoyenne», a permis aux scientifiques de recueillir des indices importants sur la santé de la faune. Notamment, des indices sur la résistance aux flammes d’une soixantaine d’espèces de grenouilles et, conséquemment, celles qui manquaient le plus à l’appel. De plus, les ornithologues amateurs ont aidé à déterminer à quelle période certaines espèces d’oiseaux avaient recommencé à occuper les zones atteintes. L’expérience australienne a permis de démontrer le potentiel de l’inclusion de tous les observateurs volontaires en sciences, amateurs ou non!

QUI A DIT QU’APRÈS LA PLUIE VIENT LE BEAU TEMPS ?

Bien que les feux ont fini par perdre de leur intensité grâce aux précipitations, les conséquences sur la faune n’ont cessé d’augmenter. La fumée et les cendres libérées par la combustion des arbres, des maisons, des voitures et de certains déchets de plastique peuvent avoir des impacts importants à long terme sur la santé des animaux. Lorsque les composés libérés se dispersent sur de très grandes distances et que les animaux les inhalent, ceux-ci ont un plus grand risque de développer des maladies cardiovasculaires, des cancers, des difficultés respiratoires et un affaiblissement du système immunitaire. Ces effets secondaires peuvent interférer avec la croissance des individus et leur longévité, menant à un déclin des populations ayant survécu aux feux. La mortalité causée par les brasiers successifs, la libération de fumée, la détérioration des paysages et les comportements de fuite qui dispersent la faune augmente dangereusement le risque d’extinction locale sur le territoire australien. Ces populations réduites risquent de se retrouver aux prises avec des difficultés génétiques (par exemple de la consanguinité) perturbant les aptitudes des individus à se reproduire et à survivre, ce qui ne fait qu’aggraver leur déclin.

Ce processus d’emballement du risque d’extinction est mieux connu par les biologistes sous le nom de « spirale d’extinction. »

IMPACTS ÉCOTOXICOLOGIQUES DES MÉGAFEUX SUR LA FAUNE
Comment la saison des feux de 2019-2020 a affecté
la faune Australienne

BRÛLER LE FEU ROUGE

La saison des feux en Australie est un évènement essentiel pour l’équilibre de l’écosystème local puisqu’elle est nécessaire pour fournir des conditions idéales au développement de plusieurs organismes vivants. Ces feux permettent à certaines plantes de libérer leurs graines, ils rendent de la nourriture accessible aux animaux et ils sont même cruciaux pour certains insectes. Comme l’explique le Docteur Yan Boulanger, chercheur scientifique en écologie forestière au Centre de foresterie des Laurentides, les insectes saproxyliques sont des espèces qui dépendent du bois en décomposition pour compléter leur cycle de vie. Certaines larves de coléoptères saproxyliques se nourrissent de l’écorce interne des arbres qui est accessible après le passage d’un feu. Cependant, les feux dévastateurs comme ceux de 2019-2020 brûlent la nourriture des larves. Bien que les forêts australiennes soient adaptées aux feux fréquents, il sera difficile pour la nature de se remettre de l’intensité de ces derniers évènements. Ces feux destructeurs ayant causé des milliards de morts et ayant même été jusqu’à l’extinction de certaines populations locales vont nécessiter plusieurs décennies avant le retour d’un écosystème stable.

Malgré tout, à ce jour, on peut déjà observer un retour graduel de la végétation et de certains animaux dans les zones incendiées. Les scientifiques avaient alarmé le gouvernement australien du risque de déclenchement des feux de forêt pouvant avoir d’énormes conséquences à cause des temps de sécheresse et de l’augmentation de la température, mais le gouvernement avait choisi d’ignorer les recommandations. Après la mise en garde, un budget de 40 millions de dollars a d’ailleurs été retiré des services d’intervention d’incendie et de sauvetage. Plusieurs études démontrent qu’il serait préférable d’écouter les scientifiques afin de mettre en place des interventions pour prédire, détecter et combattre les feux afin de protéger la faune.

MIEUX VAUT PRÉVENIR QUE GUÉRIR

Lorsque nous avons demandé à Todd Shury, vétérinaire à Parcs Canada, si le Canada était préparé à une telle catastrophe dans le cas où elle toucherait nos parcs, il nous a répondu: « Je dirais que probablement pas. Nous manquons probablement de protocoles détaillés puisque nous n’avons jamais rien vécu de la même ampleur que ce qu’ils ont vu en Australie en 2020 […], mais on pourrait éventuellement! » La communauté de vétérinaires se dévouant à la faune semble prête à échanger de l’information assez librement et cela a permis au Canada d’améliorer les documents offerts aux employés de Parcs Canada, par exemple pour qu’ils soient mieux préparés à ce qu’ils pourraient voir de traumatisant. Mieux vaut prévenir que guérir. Nous aurions donc avantage à commencer à songer à de meilleurs protocoles pour extirper et protéger la faune des feux, ainsi que pour mieux prédire et contrôler les allumages. En effet, l’ampleur des feux dans l’ouest du Canada ne va pas en s’améliorant d’une année à l’autre, une situation qu’on peut attribuer aux changements climatiques. La certitude que la faune canadienne ne sera pas soumise aux mêmes épreuves que la faune australienne grâce à de meilleurs protocoles de gestion de crise serait rassurante pour tous!

CONTRÔLER L’ÉTINCELLE AVANT QU’ELLE NE DEVIENNE TRAGÉDIE

Malgré tous ces efforts de conservation mis en place tels que la réhabilitation des animaux touchés, l’élimination du bétail et des prédateurs nuisibles au rétablissement de l’écosystème, et les programmes de recherches sur les espèces perturbées, certaines précautions pourraient avoir un meilleur succès pour protéger la faune de ces catastrophes qui sont de plus en plus fréquentes. Selon plusieurs sommités de la question, la connectivité de larges parcelles d’habitats, la gestion des feux de forêt et des espèces envahissantes, la géolocalisation des espèces vulnérables aux mégafeux, et, surtout, les actions entreprises contre les changements climatiques sont les efforts à cibler pour limiter les répercussions sur les animaux. Certains scientifiques suggèrent même l’utilisation des satellites pour détecter les points chauds sur la terre et le développement d’un système de drones afin de détecter les feux rapidement et de contrôler les flammes le temps que les pompiers puissent arriver sur place et éteindre le feu. Nous devons continuer la recherche sur la détection des feux ainsi que de rendre les informations accessibles à tous, car, comme le dit le Dr Yan Boulanger, le réchauffement climatique va favoriser l’intensification des feux partout dans le monde, même au Canada. En conclusion, il est nécessaire d’entreprendre des procédures pour mieux protéger les habitats vulnérables aux feux avant qu’une catastrophe similaire aux mégafeux de la saison 2019-2020 ne les ravage et ne mette en péril la faune qui y vit.